Nativité

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mardi 31 décembre 2013

Je ne peux pas me taire




Longtemps j’ai baissé les yeux face à l’évolution de l’Eglise russe. J’identifiais le patriarcat de Moscou avec l’Eglise. Comme un enfant devant la nudité de son père, terriblement gêné par son indignité, j’inclinais mon regard face à elle. Aujourd’hui, après la double déclaration du patriarcat de Moscou du 26 décembre 2013 au sujet des événements en Ukraine[1] et sur le thème de la primauté dans l’Eglise, je ne peux pas me taire.[2] Je ne peux plus aujourd’hui considérer le patriarcat de Moscou comme la structure légitime représentant l’Eglise russe.

Voilà déjà un certain temps que je dénonce la prétention indue du patriarcat de Moscou d’un pouvoir de juridiction sur l’Eglise orthodoxe ukrainienne. Il suffit en effet de consulter un manuel d’histoire pour constater que s’il y eut une « Eglise-mère » pour l’Eglise orthodoxe ukrainienne celle-ci ne peut être que l’Eglise de Constantinople vers laquelle s’est tournée le prince Volodymyr en 988. On sait combien l’Eglise orthodoxe ukrainienne au début des années 1990 a souffert de n’avoir pas obtenu de reconnaissance de son autonomie. Trois Eglises orthodoxes sont nées en Ukraine en 1991-1992 de cette non-reconnaissance. En septembre dernier dans un article paru dans La Croix je rappelais encore que le discours du patriarche Kirill sur l’unité de civilisation du « monde russe » était un mythe dangereux car il légitime la politique néo-impérialiste du Kremlin. Alors qu’il ne repose que sur une racine civilisationnelle commune, la Rus’ de Kyiv, qui a donné lieu dès le XVIIe siècle à la constitution historique de trois nations et de trois langues différentes, l’ukrainienne, la bélarusse et la russe. On n’imagine pas en France que le pape affirme l’unité des nations française, espagnole et italienne à partir de l’unité de la foi catholique.

Aujourd’hui non seulement le patriarche Kirill revient sur cette unité douteuse des « peuples frères de la Sainte Rus’ », mais il ne dit pas un mot de soutien au peuple ukrainien venu manifester en masse, dans le froid glacial et au péril de sa vie, contre un régime corrompu (à commencer par le fils du président Yanoukovytch devenu multi-milliardaire en quelques mois) et battant jusqu’au sang des manifestants pacifiques. Le saint synode au contraire condamne vigoureusement « les tensions civiles et les révolutions qui ne peuvent apporter rien de positif au peuple ». De Moscou les évêques ne tiennent aucun compte de la déclaration du métropolite Volodymyr, le chef de l’Eglise orthodoxe ukrainienne (dépendant du patriarcat de Moscou) qui avait appelé dès le début du mois de décembre le gouvernement ukrainien à tenir compte de l’indignation du peuple ukrainien. Au contraire les évêques du patriarcat de Moscou parlent d’une réconciliation nécessaire entre « les différents groupes ethniques et sociaux ». Cette phrase témoigne de l’aveuglement total du patriarcat de Moscou qui ne voit pas qu’il n’y a aucun enjeu ethnique dans l’Euromaidan, mais le désir profond de la population ukrainienne, attesté par tous les sondages, d’appartenir à la grande famille des nations européennes qui, en dépit de toutes ses faiblesses, pose au dessus de toute loi la défense de la dignité de chaque personne humaine.

Au lieu de s’enthousiasmer pour une telle preuve de vitalité spirituelle de la part du peuple ukrainien, la déclaration fait des allusions douteuses aux « forces extérieures » qui viendraient diviser l’Eglise orthodoxe ukrainienne pour des motifs politiques. Il est vrai que le patriarcat de Moscou a tout fait depuis vingt ans pour isoler le patriarcat de Kiev (Eglise dirigée par le patriarche Filaret qui s’est proclamée autocéphale en 1992, et qui n’est pas reconnue dans le monde orthodoxe) dont la principale revendication, qui n’a jamais été acceptée par Moscou, est de traduire les textes liturgiques du vieux slavon vers l’ukrainien moderne et que son autocéphalie soit reconnue. Encore en septembre dernier le patriarche Kirill de Moscou s’est opposé de façon catégorique à toute traduction des textes du vieux slavon vers les langues vernaculaires. Mais le pire dans cette déclaration malheureuse est probablement que le patriarcat Moscou, dont même la presse russe n’hésite pas à critiquer le goût des richesses et de la luxure, évoque les « valeurs » et la « pravda divine » pour contrer un mouvement qui s’appuie précisément sur le sens de la dignité et de la justice.

L’autre déclaration du 26 décembre du patriarcat de Moscou consacrée au thème de la primauté dans l’Eglise est toute autant injustifiable pour moi. Le patriarcat soviéto-russe y témoigne de sa nature autocratique profonde et de son utilisation abusive de la théologie à des fins de domination. Le patriarcat de Moscou révèle en effet dans cette déclaration sa nature anti-œcuménique profonde. On y observe une continuité directe avec l’Eglise soviétique qui en 1948 avait condamné vigoureusement le mouvement en faveur de l’unité des chrétiens. On se souvient que le patriarche Kirill a condamné l’utilisation du mot même d’œcuménisme en 2007 à Sibiu en Roumanie. L’Eglise russe a du reste, depuis cette assemblée, quitté la Conférence des Eglises chrétiennes en Europe (CEC). On sait par ailleurs que cette attitude anti-œcuménique est liée à un rejet plus global de la modernité et notamment de la démocratie comme l’a rappelé à plusieurs reprises l’un des plus proches collaborateurs du patriarche le père Vsévolode Tchaplin. Cette déclaration veut donc faire croire au monde chrétien que le pouvoir de l’évêque est égal à l’autorité de Dieu, que l’autorité de l’évêque de Rome, successeur de Pierre, n’a aucun fondement évangélique, et que l’autorité du patriarche de Constantinople n’est que formelle dans l’Eglise orthodoxe !

Je ne vais pas revenir ici ni sur l’absurdité de telles propositions ni sur le détail de mon argumentation. J’ai en son temps publié un article sur l’autorité dans la tradition orthodoxe (dans En attendant le concile de l’Eglise Orthodoxe) et j’ai écrit également récemment un article sur ma compréhension de la primauté dans l’Eglise (à paraître dans le prochain numéro de la revue Istina en janvier 2014). Je souhaite simplement dire ici à tout fidèle de l’Eglise russe qu’il n’a pas à rougir de honte pour cette déclaration. Cette déclaration n’a tout simplement aucune valeur théologique. Il suffit simplement de rappeler trois points pour clore la discussion qui n’a rien de théologique pour les commanditaires du texte et qui est en réalité entièrement politique.

Premièrement les rédacteurs de cette déclaration confondent tout simplement la notion d’autorité (la fameuse exousia utilisée par l’évangile) avec celle de pouvoir (utilisée par le droit séculier).  Il est vrai que cette distinction n’est accessible qu’à la foi chrétienne. L’échange entre le Christ et le centurion permet cependant de se faire une idée de la différence entre autorité et pouvoir (Luc, 7, 1-10). Le pouvoir, dit le centurion, est de dire « va » à son esclave et il le fait. L’autorité, quant à elle, est capable de prodiges, comme guérir quelqu’un à distance, car elle repose non sur la contrainte mais sur l’amour.[3] Cette confusion donne lieu à bien des déformations. Le fait que le texte parle des évêques comme « nourrissant les fidèles du sacrement eucharistique » montre que les rédacteurs du texte ont une bien faible culture théologique. Le pire sans doute est que le patriarcat de Moscou utilise les paroles les plus accablantes du Christ (cf parag. 4 et 6) contre ceux qui souhaitent le pouvoir et non le service pour justifier une posture qui précisément comprend l’autorité comme un pouvoir et non comme un service. On recommande vivement aux rédacteurs moscovites de lire l’article du père Serge Boulgakov « Hiérarchie et sacrement » paru dans la revue La Voie en 1938. La pratique conciliaire de l’Eglise ne place pas selon lui l’évêque au dessus des fidèles car ceux-ci sont considérés comme rois, prêtres, et prophètes par leur baptême. La pratique historique orthodoxe d’association étroite de l’évêque au peuple de Dieu confirme le principe dogmatique selon lequel « toute l’Eglise est hiérarchique, comme Corps du Christ et comme Temple du Saint Esprit ». [4] Le service est le fondement et la fonction de la hiérarchie. 

Deuxièmement, si le Christ a toute autorité sur l’Eglise, cela ne signifie pas pour autant que l’Eglise ne doive pas se conformer à la nature trinitaire de l’autorité de Dieu. Ce n’est pas en tronquant les citations des pères de l’Eglise et en mettant de côté des décennies de recherche œcuménique sur le sujet que les évêques russes pourront s’en tirer. Car s’il est vrai que la figure du Père, fondement personnel de l’unité visible de la Trinité, doit être actualisée dans l’organisation de l’Eglise, celle du Fils et celle de l’Esprit doivent l’être également. C’est la raison pour laquelle l’Ecole de Paris a tant insisté sur la théologie d’Irénée de Lyon à côté de celles d’Ignace d’Antioche et de Cyprien de Carthage. C’est Irénée en effet qui affirme ceci : « Là où est l’Eglise, là est aussi l’Esprit de Dieu, et là où est l’Esprit de Dieu est l’Eglise et toute grâce. » (Irénée de Lyon, Contra Haereses, III, 24, 1) La gouvernance de l’Eglise, n’en déplaise au patriarche Kirill, ne peut reposer sur la seule figure de l’évêque. Du reste il faudrait pour être honnête rappeler que les évêques des temps apostoliques étaient élus par le peuple de Dieu.

On ne comprend pas très bien pourquoi, dans le document russe, à mesure qu’on s’éloigne du niveau de la gouvernance diocésaine, le pouvoir bien accepté au niveau local se transforme au niveau global en une autorité comprise comme simple primauté d’honneur. L’autorité comme service n’aurait de sens qu’au niveau global et n’aurait aucune utilité au niveau local. Ceci est la conséquence de la confusion initiale entre l’autorité et le pouvoir et de l’absence d’une théologie cataphatique de l’autorité. Il suffit pourtant de lire le 34e canon apostolique (qui fut repris au concile d’Antioche en 341) pour comprendre que le principe d’autorité comme service s’applique à tous les niveaux de l’Eglise : « Les évêques de chaque nation doivent connaître celui qui, parmi eux, est le premier, et le considérer comme leur tête, et ne rien faire d’exceptionnel sans son avis. Chacun d’eux ne doit faire que ce qui s’impose à son diocèse et aux territoires dépendants de lui. Mais que le premier, non plus, ne fasse rien sans l’avis de tous les autres. Ainsi règnera la concorde, et Dieu, - le Père, le Fils et le Saint Esprit -, sera glorifié dans le Seigneur par le Saint Esprit. »[5]

De plus l’absence de connaissances précises chez les rédacteurs moscovites sur la gouvernance de l’Eglise au cours du premier millénaire est patente. On leur recommande ici de se plonger dans le texte de la commission mixte de dialogue catholique-orthodoxe française.[6] Celle-ci a reconnu que la primauté au niveau régional et universel n’avait rien d’abstrait. Outre le pouvoir de convoquer les conciles, le siège de Rome (puis celui de Constantinople) avait le droit de juger des procès en appel et en cassation comme le reconnaissait le concile de Sardique en 343. L’Eglise ancienne a reconnu ce droit au concile photien de Constantinople en 879.

Troisièmement le « pouvoir » du primat de l’Eglise au niveau universel est toujours suspecté par les évêques moscovites de vouloir remettre en cause l’autorité des Eglises locales. Au point que la primauté du patriarche de Constantinople sur l’ensemble des Eglises Orthodoxes, qui est certes reconnue (ce qui a dû beaucoup coûter aux rédacteurs de la déclaration !), est complètement vidée de tout contenu et donc de tout sens. Cette autorité ne pourrait s’exprimer, estiment en effet les scribes moscovites, que lorsqu’un consensus se fait jour au sein de toutes les Eglises locales ! On comprend mieux pourquoi l’Eglise Orthodoxe n’a pas été en mesure de réunir de concile pan-orthodoxe depuis plusieurs siècles. On aimerait aussi plus d’humilité de la part d’une Eglise qui critique l’esprit de domination de l’Eglise romaine et qui n’a pas été en mesure de reconnaître la légitimité de l’Eglise Orthodoxe Estonienne.

Par ailleurs l’Eglise catholique est accusée de vouloir un seul centre administratif gérant depuis Rome toutes les affaires de la planète. C’est faire peu de cas des centaines d’Eglises particulières membres de la communion catholique et des synodes qui se tiennent sur une base régulière au Vatican et qui réunissent toutes ces Eglises. C’est également ignorer les soucis des papes depuis Jean XXIII et jusqu’au pape François de déconcentrer l’organisation de l’Eglise catholique et de reconnaître plus de responsabilités aux Eglises particulières. Je ne dis pas que la position de l’Eglise romaine ait été parfaite dans l’histoire. Je me suis exprimé récemment pour proposer un modèle de gouvernance trinitaire au sein de l’Eglise universelle (kat’hôlique), locale, et diocésaine qui intègre les dons de Pierre, de Jacques et de Jean.[7] Mais la moindre des choses de la part des rédacteurs moscovites est de respecter la réalité dynamique de l’histoire et le désir profond des derniers papes d’inventer une gouvernance qui coïncide avec la nature divino-humaine de l’Eglise et qui soit donc pleinement baptismale, eucharistique et pastorale. Je leur recommande également de lire le livre du théologien orthodoxe Olivier Clément Rome autrement[8] qui reconnaît que les successeurs de Pierre disposent bien d’un droit de gouvernance personnelle de l’Eglise qui leur est spécifique. Il suffit pour cela de lire le chapitre 21 de l’évangile de Jean. Mais comme le dit la tradition chrétienne orthodoxe, et c’est peut être une distinction difficile à saisir pour les rédacteurs moscovites, ce droit est personnel et non individuel. Car c’est l’Eglise qui est infaillible et non le pape individuellement comme l’a très bien montré le théologien catholique Bernard Sesboüé.[9]

La vérité en définitive c’est que l’idéologie communiste soviétique n’a pas encore disparu de l’ex-URSS. On le constate de façon extrêmement claire aujourd’hui avec les manifestations en Ukraine contre le pouvoir corrompu mais aussi plus généralement contre un Etat dont l’architecture profonde n’a pas évolué depuis Staline. Mais, et c’est terrible pour moi de l’écrire ici, il n’y a pas que dans les rues de Kiev que trônent encore les bustes de Lénine. L’idéologie soviétique est profondément enracinée également au sein même de la mentalité ecclésiale des dignitaires du patriarcat de Moscou. Que ces dignitaires réagissent au même moment à la fois contre le désir de démocratie spirituelle du peuple ukrainien et contre la soif du peuple de Dieu d’accéder à l’unité de l’Eglise est pour moi profondément significatif. Le patriarcat de Moscou souffre de n’avoir pas fait de repentir, de ne s’être pas purifié des longues années de compromission avec le pouvoir soviétique. Comme le montrent de plus en plus de spécialistes de l’Eglise russe en France (K. Rousselet) comme en Russie (N. Mitrokhin), cette Eglise n’a aucun sens de l’histoire et ne saisit pas les nouveaux enjeux du temps présent de la globalisation. J’ajouterais qu’elle fait preuve d’un cynisme de plus en plus révoltant. Ceci explique que la plupart des intellectuels quittent douloureusement et à pas feutrés cette Eglise, et qu’un anti-cléricalisme puissant se répande au sein des peuples russe, ukrainien et biélorusse.

Tout au long de mes trente dernières années d’engagement dans l’Eglise Orthodoxe je ne suis  pas resté inactif. Lorsque dans les années 1980 le patriarcat de Moscou se compromettait avec le pouvoir soviétique je faisais tout, au sein de différentes organisations chrétiennes orthodoxes, pour aider le peuple russe à se libérer de l’esclavage communiste. Je me souviens avoir apporté grâce à l’œuvre créée par Cyrille Eltchaninoff quantité de littérature religieuse et d’ordinateurs à des dissidents tels qu’Alexandre Ogorodnikov ou Victor Popkov. Puis quand l’URSS s’est effondrée, et que le patriarcat de Moscou a bénéficié du renouveau spirituel, issu principalement des chrétiens dissidents et de la littérature religieuse de l’émigration russe, j’ai tout fait pour communiquer l’héritage du renouveau spirituel et intellectuel de l’Ecole de Paris. J’ai vécu à Moscou de façon quasi continue entre 1989 et 1998. J’y ai rencontré de très grandes figures spirituelles telles que le père Alexandre Men’, le père Georges Tchistiakov, le père Georges Kotchetkov, mais aussi quantité d’intellectuels russes tels que Alexandre Soljénytsine, Serge Avérintsev, Olga Sédakova. Je me suis enthousiasmé de voir l’Eglise russe se relever de ses cendres et apporter à nouveau la bonne nouvelle de la résurrection du Christ et de la proximité du royaume de Dieu à un peuple qui avait tant souffert d’une soviétisation intensive pendant soixante dix ans.

J’ai bien noté dès cette époque que l’Eglise officielle ne s’était pas repentie de ses compromissions avec le pouvoir soviétique, régime qui fut pourtant responsable de plusieurs dizaines de millions de morts. Comme les archives publiées du KGB l’ont révélé, les évêques qui dirigent aujourd’hui le patriarcat de Moscou furent pour la plupart, à commencer par les patriarches Alexis II et Kirill, des agents des services secrets soviétiques. Pratiquement aucun n’a prononcé de mea culpa. Les très discrets regrets du patriarche de Moscou Alexis II prononcés au nom de l’Eglise russe en 1990 ne pouvaient à eux seuls faire contrepoids. Le patriarche Alexis II se contenta de déclarer en effet le 27 octobre 1990 que le Synode épiscopal ne se sentait plus lié par la déclaration de soumission au régime soviétique du métropolite Serge de 1927. Dans cette même déclaration, il ajoutait cependant qu’il justifiait la soumission de principe de l’Eglise aux pouvoirs civils en usant du nom de l’apôtre Paul. Il fallut attendre l’an 2000 pour que l’Eglise russe dans sa doctrine sociale accepte timidement le principe de résistance au pouvoir injuste.

J’ai constaté aussi avec douleur que tous les courants accusés de « modernisme », - terme péjoratif identifié abusivement à la pseudo « Eglise vivante » des années 1920 - étaient pourchassés avec vigueur. J’ai lu avec tristesse que ce même patriarche avait béni à deux reprises les deux guerres néo-coloniales en Tchétchénie. Et j’ai observé que le prétexte de l’unité de l’Eglise russe était invoqué systématiquement à chaque fois qu’on marginalisait un peu plus les tenants du dialogue œcuménique ou pour excuser ceux qui brûlaient publiquement les livres du père Alexandre Schmemann. Les modernistes en vérité, qui se réclamaient des maîtres de l’Ecole de Paris tels que Serge Boulgakov, Alexandre Schmemann ou Georges Fedotov, étaient loin de vouloir diviser l’Eglise. Ils ne faisaient que mettre en œuvre les réformes réalisées en Occident par l’Ecole de Paris, telle que la participation des laïcs à la vie de l’Eglise, la traduction des textes liturgiques en langue vernaculaire, et l’évangélique ouverture œcuménique.

C’est l’une des raisons pour lesquelles je quittais la Russie en 1998 et m’installais en Ukraine, pays autrement plus ouvert à la tradition orthodoxe la plus authentique, à la modernité, et au dialogue œcuménique et inter-religieux. A Kiev, où j’ai pu publier en russe mon livre sur l’Ecole de Paris, j’ai bénéficié de l’hospitalité de nombreuses paroisses orthodoxes très vivantes et de l’amitié de quantité d’intellectuels ukrainiens. Après un séjour de quatre ans à Kiev je suis parti à Lviv où j’ai découvert la très dynamique Eglise grecque catholique, l’héritière de l’Eglise orthodoxe de Kiev restée fidèle au concile d’unité de Florence de 1439. Le patriarcat de Moscou l’accusait d’avoir détruit trois de ses diocèses au début des années 1990 alors que cette Eglise longtemps interdite n’avait fait que récupérer ses paroisses (l’essentiel des conflits des années 1990 en Ukraine occidentale eurent lieu comme on ne le sait pas assez entre l’Eglise orthodoxe ukrainienne et le patriarcat de Kiev). J’ai pu fonder au sein de l’Université catholique d’Ukraine le premier Institut d’études œcuméniques dans le monde créé en terre orthodoxe. Ensemble avec le soutien d’évêques et de responsables orthodoxes, catholiques et protestants, nous avons créé un mastère en études œcuméniques, une revue œcuménique en russe et en ukrainien, des semaines sociales œcuméniques annuelles, et quantité de colloques, de films et de publications. J’ai bien noté les réticences initiales de l’évêque orthodoxe local de l’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou. Mais j’ai été heureux de le voir finalement accepter de participer avec de plus en plus d’entrain à nos principaux événements. Et surtout je me suis réjoui de recevoir le soutien du métropolite Volodymyr, chef de cette Eglise orthodoxe ukrainienne, et de quantité de prêtres et de laïcs orthodoxes de cette Eglise.

Certes, j’étais révolté de voir que le patriarcat de Moscou continuait à accuser les chrétiens grecs catholiques de traîtrise, alors qu’il aurait dû commencer par se repentir d’avoir organisé un faux concile en 1946 à Lviv sous la pression de Staline. Cette mascarade, qui en 2013 n’est toujours pas dénoncée par le patriarcat de Moscou, aboutit à l’arrestation de nombreux évêques et à l’interdiction pure et simple de cette Eglise. C’est la raison pour laquelle j’ai publié un article sur le pseudo-synode de Lviv et j’ai réalisé un film en plusieurs langues sur ce sujet. J’ai été scandalisé aussi que le patriarcat de Moscou n’ait pas condamné vigoureusement le pouvoir stalinien pour son acte de génocide contre le peuple ukrainien en 1932-1933, le fameux Holodomor qui a aboutit à près de 5 millions de morts. Qu’il ne l’ait pas fait en 1933, je pouvais encore le comprendre puisque malheureusement le métropolite Serge de Moscou avait lié son sort aux « peines et aux joies » du régime stalinien depuis 1927. Mais qu’il continue après 1991 à diluer ce drame dans la grande souffrance qu’a connu tout le peuple soviétique à cette époque, cela je ne peux toujours pas le comprendre. J’ai également co-organisé à La Salette puis à Paris deux colloques sur ce thème du Holodomor.

J’étais outré enfin de constater que le patriarcat de Moscou ne demande pas pardon à l’émigration russe pour tout le tort qu’il lui a causé dans le passé et ne lui accorde aucune reconnaissance publique pour tout le travail de préservation de la spiritualité russe qui a été accompli à Paris entre la rue de la Montagne sainte Geneviève et la rue Olivier de Serres. Il aurait pourtant suffit que le patriarche russe vienne s’agenouiller au cimetière de Sainte Geneviève des Bois devant la tombe du père Serge Boulgakov et qu’il regrette publiquement la décision de son prédécesseur le métropolite Serge en 1935 condamnant la pensée du professeur de l’Institut saint Serge à Paris. Cela aurait été d’autant plus aisé que dès 1937 la commission créée par le métropolite Euloge, un évêque russe envoyé à Paris par le saint patriarche Tikhon, avait totalement disculpé le principal théologien de l’école de Paris. C’était à l’époque la seule instance pleinement canonique au sein de l’Eglise orthodoxe russe. Non seulement il n’y eut aucun geste de repentir, mais le patriarcat de Moscou décida au contraire de prendre à cette émigration ses plus belles églises. Ainsi par exemple la cathédrale de Nice avait été entretenue pendant des décennies par les émigrés russes et représentait l’un des foyers de cette émigration qui avait tant fait pour la préservation de la mémoire de la Russie libre à l’époque de Staline et de Brejnev. Mais le patriarcat récupéra sans sourciller en 2011 cette cathédrale, en s’appuyant sur la puissance de l’Etat russe et sur les tribunaux français. Il invoqua pour ce faire l’argument extrêmement douteux de la continuité, établie par les juristes moscovites, de l’Etat russe contemporain avec l’Empire tsariste à travers l’Etat soviétique. Cette continuité acceptée par les juristes français aurait dû conduire aux remboursements des emprunts russes et aux dédommagements des familles expropriées de l’émigration russe. Mais rien de tout cela ne se produisit. Le patriarcat de Moscou eut même l’audace d’annoncer en 2007 à ses ouailles en Russie qu’une réconciliation s’était produite avec la très célèbre Eglise de l’émigration russe, connue là bas pour sa haute théologie et pour ses engagements en faveur de la liberté. Il le fit en leur cachant qu’il ne s’agissait en réalité que de la partie la plus conservatrice, la plus réduite, et la plus anti-œcuménique de l’Eglise de l’émigration (la fameuse Zarubejnaja tserkov qui n’était pourtant reconnue par aucune Eglise orthodoxe dans le monde en raison notamment de son soutien au nazisme pendant la guerre). Ici encore je me suis limité à recommander à ceux qui me demandaient mon avis de lire mon livre sur l’histoire de l’Eglise orthodoxe dans l’émigration (La génération des penseurs religieux de l’émigration russe, Paris, L’Esprit et la Lettre, 2002).

La récente double prise de position du patriarcat de Moscou sur la primauté dans l’Eglise et sur la situation politique en Ukraine est pour moi la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Longtemps j’ai béni mes grands parents qui en 1931 ont fait le geste courageux de quitter le patriarcat de Moscou pour se placer sous l’omophore du patriarcat de Constantinople. Aujourd’hui je considère avec beaucoup de tristesse que les hiérarques qui conduisent aux destinées de l’Eglise russe ne sont pas dignes de la mission de réconciliation universelle qui leur a été confiée par le Très Haut. Mais je reste confiant. Car les semences de vie, qui ont été jetées au sein de l’Eglise russe tant dans l’Ecole de Paris que parmi la multitude de martyrs et de confesseurs de la foi, sauront triompher de l’hypocrisie et de l’adversité. Puisqu’il ne s’agit que de textes sans haute portée canonique il sera toujours possible en son temps de les corriger par d’autres textes plus éclairés. Et puis, après tout, le patriarcat de Moscou, comme il le reconnaît lui-même, n’existe que depuis le XVIe siècle…


 Antoine Arjakovsky








[3] A. Arjakovsky, « L’autorité dans la tradition orthodoxe », En attendant le concile de l’Eglise Orthodoxe, Paris, Cerf, 2011, p. 87.
[4] Cf A. Arjakovsky, La génération des penseurs religieux de l’émigration russe, Paris, L’Esprit et la Lettre, 2002, p. 533 ; cf aussi original du texte de S. Boulgakov : http://www.odinblago.ru/path/49/2
[5] Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, XXIII, 2-3, t. II, Sources chrétiennes 41, pp. 66-67.
[6] Commission mixte de dialogue, La primauté romaine dans la communion des Eglises, Paris, Cerf, 1991.
[7] Antoine Arjakovsky, « Primauté et juste gouvernance dans l’Eglise », Istina, 2014 (à paraître)
[8] O. Clément, Rome autrement, Paris, DDB, 2007.
[9] Bernard Sesboüé, Histoire et théologie de l’infaillibilité de l’Eglise, Paris, Lessius, 2013.